Présentation de Jean-Louis Schlegel (membre du CA de la CCBF)
La déclaration des évêques allemands contre le « nationalisme ethnique » frappe par sa netteté inhabituelle. Dans la forme et sur le fond, c’est d’abord une condamnation sévère des thèses du parti allemand d’extrême droite, l’AfD (« Alternative pour l’Allemagne »), et de son « nationalisme ethnique », fondé sur une « communauté de sang », c’est-à-dire une « communauté de personnes ethniquement et culturellement identiques ou semblables ». Cette théorie raciale de la communauté nationale rappelle évidemment une idéologie meurtrière du passé allemand (elle n’est pas sans lien avec le « suprématisme blanc » actuel), et aucun compromis n’est possible avec elle quand on se dit « chrétien ».
Objectivement, dans les extrêmes droites dans d’autres pays, et notamment en France, ces thèses ethniques ne sont cultivées qu’à la marge, par des individus et des groupuscules isolés (mais souvent non exclus). Mais si l’on enlève le mot « ethnique », il reste que les mouvements d’extrême droite, même moins radicaux, cultivent foncièrement la délimitation et l’exclusion, la définition d’un « social-patriotisme » où la solidarité est rétrécie aux nationaux. Sur ce bord populiste de droite, plus ou moins large, les ressentiments stéréotypés se donnent libre cours contre les réfugiés et les migrants (en particulier musulmans), contre la conspiration prétendue des soi-disant élites mondialisées, et aussi, selon les lieux et les moments, contre les juifs.
« La notion de Bien commun a toujours un horizon universel pour l’Église », rappellent les évêques. En particulier, le principe de solidarité universelle, vers l’intérieur et l’extérieur de chaque nation, est d’importance centrale dans la doctrine sociale catholique. Que les chrétiens (catholiques) le sachent donc : « Les partis d’extrême droite et ceux qui prolifèrent en marge de cette idéologie ne sauraient donc être pour les chrétiennes et les chrétiens un lieu pour exercer leur activité politique et pour lequel voter. La diffusion de mots d’ordre d’extrême droite – et parmi eux en particulier ceux du racisme et de l’antisémitisme – est de surcroît incompatible avec un service à plein temps ou un service bénévole dans l’Église. »
Comme on le voit, les évêques allemands n’y vont pas par quatre chemins pour redire le chemin de l’Évangile.
La déclaration des évêques allemands
L’Allemagne traverse une période tourmentée. L’ambiance dans le pays est agitée et la société polarisée. Une part croissante de la population est attirée par les mouvements d’extrême droite ou populistes de droite. Du côté de l’extrême droite, le mot à la mode, « remigration », est utilisé pour parler du refoulement hors du pays des personnes issues de l’immigration. Un mouvement de protestation vif et vigoureux fait entendre sa voix dans les rues allemandes, et nous, évêques, le soutenons expressément. Toutes celles et ceux qui manifestent leur opposition aux machinations des extrémistes de droite dans un esprit démocratique, libre et humaniste, méritent notre soutien et notre respect. Il est bon que de nombreux chrétiens et chrétiennes entrent activement dans ce combat et s’engagent en faveur de la dignité humaine, des droits de l’homme et de la démocratie !
Nous constatons avec beaucoup d’inquiétude que la pensée radicale croît et va jusqu’à se transformer en haine contre d’autres humains – essentiellement en raison de leur religion, de leur origine ou de leur couleur de peau, de leur genre ou de leur identité sexuelle. À l’arrière-plan de cette évolution, nous constatons l’amoncèlement des crises que connaissent l’Allemagne et l’Europe depuis des années. La crise financière mondiale de 2008 et celle de la dette de l’euro ont engendré de l’incertitude mais aussi des expériences de pertes réelles. Le nombre élevé de réfugiés arrivés en Europe, en particulier en Allemagne, depuis 2015 a éveillé chez beaucoup le désir de s’impliquer, mais elle a aussi créé chez plus d’un le sentiment d’être submergé. La pandémie du coronavirus a radicalement transformé la vie de nombreuses personnes. Enfin, la guerre contre l’Ukraine a profondément ébranlé l’idée selon laquelle la paix en Europe repose sur des piliers solides. Le terrorisme et la guerre au Moyen-Orient font également partie de ce scénario de crise. À quoi s’ajoutent les grands défis de notre époque, comme le changement climatique et les profondes mutations induites par les avancées du numérique. L’anxiété et la peur de l’avenir augmentent. Pour autant, les crises démultipliées ne doivent pas devenir un terrain fertile pour l’érosion de la conscience civile démocratique et la montée de positions extrémistes.
L’Allemagne et l’Europe ont connu au XXe siècle la montée et la chute de diverses idéologies et mouvements extrémistes. Leurs conséquences catastrophiques invitent à rester vigilant aujourd’hui. L’Église récuse absolument, pour cette raison, toutes les formes d’extrémisme. Ce sont des actions irresponsables, qui menacent le Bien commun et l’ordre politique fondé sur la liberté. Actuellement c’est l’extrémisme de droite qui représente pour notre pays et pour l’Europe le principal danger en matière d’extrémisme.
Cet extrémisme affirme l’existence de peuples qui prétendument pourraient être différenciés absolument, de par leur « « essence » et leurs modes de vie culturels, des autres peuples. On parle de nations « naturelles » et de nations « artificielles ». Pour cette idéologie, le peuple est une communauté ancestrale, et en fin de compte une communauté de sang. La coexistence de personnes d’origine ethnique, d’appartenance religieuse et de milieu culturel différents est donc fondamentalement mise en question voire purement et simplement rejetée par ces idées. Le peuple est considéré comme une « ethnie », une communauté de personnes ethniquement et culturellement identiques ou semblables. C’est l’idéologie du nationalisme ethnique. Après les crimes du national- socialisme, notre Loi fondamentale considère au contraire, à juste titre, le peuple comme un « dêmos », c’est-à-dire comme une communauté d’égaux en droit, qui construisent et façonnent en commun notre société, sur la base des droits humains et civils.
Les opinions et conceptions d’extrême droite visent foncièrement à délimiter et à exclure. Dans leur version radicalisée, l’égale dignité de tous est soit niée, soit relativisée, et ainsi ramenée à un concept sans pertinence pour l’action politique. Pour l’Église, il est au contraire clair que chaque personne a une dignité inviolable et indisponible. Elle est fondée sur le fait que tout homme est créé à l’image de Dieu et constitue le socle des droits de l’homme. La dignité humaine est par conséquent le point de départ et la fin de la vision chrétienne de l’homme. Cette idée est présente aussi dans notre Constitution.
Contrairement au national-socialisme et à la Nouvelle Droite, la Loi fondamentale reconnaît expressément l’importance décisive de la dignité humaine, qui détermine l’ordre politique et l’ensemble de la coexistence sociale.
L’attention centrée sur son propre peuple, considéré comme culturellement homogène, va nécessairement de pair avec un rétrécissement du principe de solidarité, qui est d’importance centrale dans la doctrine sociale catholique et représente un principe directeur de la Constitution allemande. Les extrémistes de droite revendiquent le « social-patriotisme », qui signifie à leur yeux la solidarité interne du peuple, compris comme ethnique et national. Quiconque n’en fait pas partie devrait avoir moins de droits et une moindre part sociale, même s’il vit et travaille en Allemagne. C’est une atteinte aux racines de la démocratie, dominée par la pensée des droits égaux de tous. La solidarité est ainsi refusée à tous ceux qui n’appartiennent pas à sa propre communauté. Cela concerne ceux qui cherchent une protection et qu’on ne veut plus autoriser, de manière générale, à entrer dans le pays. Et cela s’applique aussi à ceux qui ont besoin de cette protection ailleurs : la coopération au développement avec les pays pauvres est rejetée tout comme le soutien aux États qui – comme l’Ukraine – sont agressés et luttent pour leur survie.
Le point de vue de l’Église est autre : ceux qui sont persécutés politiquement, religieusement ou racialement, ainsi que ceux qui fuient la guerre doivent continuer à être accueillis dans notre pays. La notion de Bien commun a toujours un horizon universel pour l’Église. C’est pourquoi nous prônons la coopération et la solidarité multilatérales – au niveau de l’Union européenne comme au niveau mondial.
L’extrémisme de droite a continué d’exister en Allemagne et en Europe encore après la Seconde Guerre mondiale. Toutefois, ces dernières années, les comportements d’extrême-droite ont largement essaimé dans la société, ils sont devenus « dicibles » et ils gagnent en influence. Après plusieurs poussées de radicalisation, c’est une ligne ethnique-nationaliste qui domine désormais, notamment au sein du parti « Alternative pour l’Allemagne » (AfD). Ce parti oscille entre un authentique extrémisme de droite, dont l’Office pour la protection de la Constitution atteste l’existence dans certaines associations dans les Länder et dans l’organisation de jeunesse du parti, et un populisme de droite, dont les manifestations sont moins radicales et moins ancrées. Le populisme de droite est la version acceptable de l’extrémisme de droite, de qui il reçoit sa charge idéologique. Dans les deux cas, les ressentiments stéréotypés se donnent libre cours contre les réfugiés et les migrants, contre les musulmans, contre la conspiration prétendue des soi-disant élites mondialisées, et aussi, de plus en plus, contre les juifs.
Nous le disons très clairement : le nationalisme ethnique est incompatible avec la vision chrétienne de Dieu et de l’homme. Les partis d’extrême droite et ceux qui prolifèrent en marge de cette idéologie ne sauraient donc être pour les chrétiennes et les chrétiens un lieu pour exercer leur activité politique et pour lequel voter. La diffusion de mots d’ordre d’extrême droite – et parmi eux en particulier ceux du racisme et de l’antisémitisme – est de surcroît incompatible avec un service à plein temps ou un service bénévole dans l’Église.
Nous appelons nos concitoyens, y compris ceux qui ne partagent pas notre foi, à refuser et à rejeter les offres politiques de l’extrême droite. Quiconque souhaite vivre dans une société libre et démocratique ne saurait trouver sa place dans cette ligne de pensée.
Quiconque choisit des partis qui sont, au moins pour partie, considérés par l’Office pour la protection de la Constitution comme « extrémistes de droite avérés » va à l’encontre des valeurs fondamentales de la coexistence humaine et de la démocratie dans notre pays.
Afin d’éviter tout malentendu : le vote sans concession contre toute forme d’extrémisme de droite ne signifie en aucun cas que l’Église évitera le dialogue avec ceux qui sont réceptifs à cette idéologie mais disposés à en débattre. Même des thèses radicales doivent être discutées, et il importe aussi les démasquer. Une opposition nette à l’extrémisme de droite ne signifie en aucun cas que les problèmes économiques et sociaux existants – avec, entre autres, la mise en œuvre de la justice sociale ou l’intégration des migrants – pourraient être minimisés ou ignorés. Il faut les aborder. Toute autre solution ne ferait que contribuer davantage à l’essor de la frange de droite extrême. Mais tous les efforts de solution doivent correspondre à l’éthique humanitaire, présente dans le christianisme et réalisée avec lui, et définissant les principes de notre État et de la société en Allemagne.
La dignité humaine, les droits de l’homme, en particulier la protection de la vie depuis ses débuts jusqu’à sa fin naturelle, sans oublier la solidarité, en sont les composantes élémentaires.
Parmi toutes ces valeurs et principes, l’égale dignité de tous les humains joue un rôle fondamental. Sans une compréhension globale de la dignité humaine, il ne peut y avoir de vivre ensemble libre et juste. La dignité humaine est le cœur incandescent de la vision chrétienne de l’homme et le point d’ancrage de notre ordre constitutionnel. Résistons tous lorsque la dignité humaine et les droits de l’homme sont menacés ! Mobilisons-nous ensemble pour défendre les libertés démocratiques !