Avec l’Année Sainte 2025, difficile d’échapper à la notion d’indulgence plénière. Le péché une fois pardonné, il reste encore au pécheur à subir une peine-sanction, « expiatoire », « purgative » dans l’au-delà ; ces peines-sanction, « conséquences pénales » du péché, sont « infligées », « imposées ». Pour les « solder », des indulgences divines sont « à gagner » [1]. Cela est possible pour soi-même ou pour des défunts, à condition de satisfaire à des exigences de réparations compensatoires : prières précises, confessions, messes, œuvres charitables… Nous avons affaire à la séquence :
dont on peut se demander si, aujourd’hui, elle peut marquer les étapes d’une espérance qui fait vivre.
Ces indulgences sont à comprendre dans un sens théologique, pastoral et catholique bien typé. Un emploi très spécifique du terme qui ne doit pas être confondu avec son sens commun habituel qui sert à décrire la qualité morale affective d’une personne ou sa posture comportementale relationnelle bienveillante… indulgente. Cette distinction est fondamentale pour la suite de notre propos.
Un amour sous indulgences ? Non !
Certes la levée de la sanction ne se rachète plus avec de l’argent, mais il en ressort toujours un même mécanisme de fond : l’amour divin ne se déploierait en indulgences qu’après avoir été réparé. La clémence, l’indulgence divine se mériteraient. Est-il cependant crédible qu’une remise de peine (de sanction pénale) rende compte de la consistance et de l’amplitude de l’amour initial, principiel de Dieu pour l’Homme ? Est-ce à l’aune d’indulgences jubilaires octroyées à quelques-uns, voire en passant une porte sainte signifiant une remise divine de peines (et non de péchés), elles-mêmes infligées par une justice divine pénale, que nous pourrons articuler et susciter une intelligence actuelle crédible du salut et de la foi en Christ ? Est-ce là une marque divine d’amour ?
L’amour à l’endroit
D’expérience humaine, nous savons qu’en amour il ne peut pas y avoir d’emprise, de pression, de rapport asymétrique, de subordination, de contrainte. Nous ne pouvons imaginer, au prétexte de l’amour, que des réparations soient exigées entre amants à la suite de dommages affectifs causés. Une relation amoureuse ne peut pas se vivre au mérite ou par indulgence.
Et avec Dieu ? L’année jubilaire est une année de cheminement (Pèlerin d’espérance), de conversion, et pourrait justement nous donner l’occasion de revisiter notre compréhension de la relation de l’amour Dieu/Homme. Le passage d’une Porte Sainte à Rome, voire d’une porte jubilaire dans un lieu dédié, pourrait marquer un retournement de l’idée que nous pouvions nous faire de l’amour divin, du fait des indulgences. C’est une invitation à (re)découvrir le don originel, d’un amour gratuit, positif, libre, sans menaces, sans chantage, sans réparation et donc sans indulgences. On peut se référer ici au père prodigue qui ne fait nullement écho à la demande de pardon de son fils (Luc 15). Que l’on songe au tableau de Rembrandt ! Les indulgences, remises de peine, sont des perturbateurs de l’amour. Elles ne peuvent nullement être spécifiques de l’amour divin, sa preuve, car elles créent une dépendance en vue du salut et donnent ainsi une image faussée, subvertie, de l’espérance chrétienne.
Des incohérences dans le discours
Au nom même de l’amour divin auquel le Christ nous introduit, nous ne croyons pas son amour compatible avec un tel système d’indulgences. Malheureusement celles-ci sont toujours en toile de fond dans les propos de l’année jubilaire et l’on sent planer un doute, un malaise, quant à leur justification, même en haut lieu. D’où un imbroglio de notions, une confusion dans ce qu’il en est dit. Il est vrai que, pour y remédier et donner le change, on dissimule l’acte de juridiction divine que sont les indulgences en insistant sur un jubilé vécu comme un « événement de grâce », sur des indulgences à comprendre et vivre comme « une grâce du jubilé » [2]. On présente l’année sainte comme une démarche intérieure de conversion, comme la fête d’une totale réconciliation, celle de se savoir aimé par miséricorde. Les indulgences y prolongeraient le pardon, comme un super pardon divin. On insiste sur une grâce qui effacerait les conséquences du péché mais c’est en louvoyant entre les peines temporelles, les effets résiduels du péché, ses cicatrices sociales, et un mal qui aurait encore besoin d’être purifié post mortem.
Qui osera vraiment mettre tout à plat, honnêtement ? Sur les réseaux sociaux on inquiète même les consciences en agitant la fin de la période de réparation-rachat. Faites vite, plus que quelques jours de remise ! « Il n’est pas trop tard pour l’obtenir [l’indulgence], vous avez jusqu’au 6 janvier 2026 ! » [3].
La notion d’indulgences, telle que définie par Paul VI, est loin d’être dénoncée, qui laisse planer une menace de peines temporelles, voire éternelles pour la vie post-mortem de tout Homme pécheur. Les peines-sanctions-pénales-divines restent tapies en embuscade. Pas plus que n’est dénoncé ce qui est exprimé dans le même texte de Paul VI, à savoir que l’Eglise « condamne par l’anathème ceux qui prétendent qu’elles sont inutiles [les indulgences] ou nient que l’Église ait le pouvoir de les accorder ». Affirmation d’autant plus étonnante qu’elle sera formulée deux ans après la fin du Concile Vatican II dont le même Paul VI avait dit que l’Eglise y avait refusé toutes formes d’anathèmes. Paul VI en parle même comme du « culte des indulgences ». Serait-il malgré tout possible, au-delà de toutes ces dissonances, de faire valoir auprès des générations montantes la compréhension d’un salut résolument actif, positif, pertinent, pour le temps et le concret de l’aventure humaine ? Un salut autrement régi que par des indulgences-réductions-de-peines-divines, en fait régi par une pastorale de la peur ?
Pousser une Porte Sainte ! Laquelle ?
Le jubilé d’une espérance vézelienne
Il existe un lieu dans la chrétienté, à visiter absolument, où peut se vivre un tel passage-retournement. À Vézelay nous pouvons comprendre que Judas est simplement attendu. Sa place est restée vide à côté de Matthias qui le remplace (tympan du narthex à droite). Il n’a qu’à revenir, se retourner, se convertir. Sans obligation affichée de peines-sanctions purificatrices pour réparation. Ailleurs dans Vézelay nous le voyons, grand pécheur notoire, porté comme une brebis sur les épaules du Bon-Pasteur (chapiteau haut dans la nef). Chapiteau mis en exergue pas moins de sept fois par le pape François [4]. À Vézelay il nous est possible, en compagnie de Judas, d’envisager le passage d’une porte jubilaire sur l’endroit, sans indulgences. À Vézelay nous pouvons découvrir deux autres facettes de cette porte jubilaire. Nous sommes invités à quitter la théologie extérieure, négative, d’un Jugement-dernier (tympan du parvis), jour de colère (Dies irae), où les Hommes divergent, classés selon sanctions et récompenses, âmes sauvées et corps condamnés. Nous sommes invités à franchir un porche, à entrer dans la christologie intérieure, positive, d’une Création-première (tympan du narthex, œuvre sans pareil dans toute la chrétienté) où tout est grâce originelle, principielle, jubilatoire (Hymne à la joie). Non plus un jugement des âmes, comme on en trouve dans de nombreuses religions, puisque c’est maintenant le jugement de ce monde : le Christ attire l’humanité à lui, dans un chemin de lumière (cf. Jn 12, 31-36). Sur le linteau du tympan du narthex, des « Pèlerins d’espérance » convergent vers une pierre centrale ouverte. Ils y sont attendus pour être introduits dans une nouvelle réalité humaine… s’ils vont jusqu’au bout de leur démarche, se laissent désarmer et séduire par la pierre d’achoppement du Mystère pascal, à la fois pierre de fondation et source d’eau vive.
Obtenir des indulgences ou ouvrir nos propres portes ?
À Vézelay nous pouvons vivre une réelle conversion jubilaire, un authentique renversement, une véritable remise de dettes, au sens où nous sommes invités à comprendre qu’en Christ, en son amour, il ne peut pas y avoir de dettes à rembourser. Après avoir franchi la porte qui, du dehors, ouvre sur le narthex, nous pouvons être séduits par l’invitation positive, initiale, existentielle, d’un Christ aux mains ouvertes. Nous sommes conviés à entrer, nous aussi, dans les pierres vives du tympan du narthex, dans son espace-temps-matière (le nôtre), ici et maintenant, afin de nous engager dans une existence tout à la fois humaine et divine (christique).
Comment ? En cheminant comme nos amis du linteau jusqu’à pousser et franchir la porte sainte à double battant de nos propres vies, porte signifiée de part et d’autre du linteau par du pain partagé et du vin offert, symboles de nos existences corps et âme, à offrir, consacrer et investir chacun à la table commune et jubilatoire de la vérité et de l’aventure de l’enfantement de l’Homme et d’un Christ total.
Chacun de nous possède les deux clefs de cette double porte.