Pour une Maison Nouvelle Voir la version PDF

D’après Mc 12, 38-43
Mardi 14 novembre 2023 — Dernier ajout mercredi 6 décembre 2023
0 vote

Le Temple, majestueux, jetait son ombre sur la ville et, à l’ombre de ses murs mon cœur s’assombrit. Quelle tristesse m’envahissait ainsi ? Était-ce le souvenir des Sadducéens narguant Jésus avec leurs questions grotesques au sujet d’une veuve mariée tour à tour à sept frères ? Les sages se posent des questions si insolites ; à qui de droit reviendrait la veuve en cas de résurrection ? Si cette veuve hypothétique avait pu s’entretenir avec Jésus, quelles auraient été ses préoccupations ? Quand Jésus a évoqué, devant les Sadducéens, les hypocrites qui dévorent les biens des veuves, j’ai pensé que c’était un sujet plus pertinent, quoiqu’aussi triste, que les droits des hommes sur elle à la résurrection. En y réfléchissant, je me rends compte qu’il y a eu plusieurs événements empreints de malaise depuis notre arrivée à Jérusalem : la colère de Jésus contre les marchands du Temple, son habileté à déjouer la question-piège des pharisiens sur les taxes romaines, ou encore sa surprenante réponse à ceux qui lui demandaient s’il est permis de répudier sa femme. Enfin, la popularité de Jésus donne des sueurs froids car avoir la foule pour soi et le « Temple » contre soi n’est pas, à mon avis, un atout majeur.

Entrant avec Marie dans le parvis des femmes, j’essaie d’oublier mes craintes et de me concentrer sur les affaires du jour. Marie cherche Jésus dans le brouhaha des pèlerins. Au hasard d’une petite ouverture dans la foule on l’aperçoit, assis au fond, derrière les troncs du Trésor. Nous avançons lentement parmi tous ces gens, bousculées parfois par des notables allant aux troncs, leurs lourdes bourses d’argent, bien en main et bien en vue. D’une corpulence certaine, ces bienfaiteurs du temple sont chez eux et les autres pèlerins s’écartent pour leur libérer le passage. Subitement, un souvenir d’enfance remonte : avec mes sœurs j’observe une pareille agitation à une autre époque, jubilant au bruit des pièces d’or qui sondent le fond des troncs de Trésor, riant de ces barbes fournies et de ces étoffes tendues par dessus d’imposantes bedaines qui avancent, majestueux navires, toutes voiles dehors, vers l’aumône. Aujourd’hui comme hier, déposer son don ne se fait pas d’une seule manière. Certains prennent leur temps au-dessus du tronc, vidant nonchalamment leur porte-monnaie. D’autres jettent l’argent, comme des sportifs entraînés, dans le tronc en passant. Nous aussi, nous déposons nos dons. Je m’accroche à Marie qui se faufile près de Jean et Jacques postés un peu en amont de Jésus.
Jésus se tient en retrait, immobile. Il regarde quelque-chose avec intensité. Que fixe-t-il avec tant d’intérêt ? Je ne vois pas ce qui l’intéresse, à moins que ce ne soit la petite dame fluette, atteinte d’une presque-transparence à force de pratiquer la discrétion comme toutes celles de son état. En scrutant le visage de Jésus, j’en suis persuadée ; c’est bien sur elle que son regard se pose. Jésus fixe cette silhouette inconsistante qui glisse, avec une timidité de petit moineau, son offrande dans le tronc. Que peut-elle avoir à donner, je me le demande ? Je guette son visage et au moment où elle se retourne, j’aperçois ses traits, marqués mais recueillis. Quand je cherche à nouveau Jésus des yeux, il est en train de se retourner vers Simon-Pierre et André. Curieuse, je m’approche pour l’entendre dire, « En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur superflu, mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu’elle possédait, tout ce qu’elle avait pour vivre. »
Très vrai, n’est-ce pas ? Pas de ristourne pour la veuve ; bonne cliente nulle part par manque de moyens, nulle part admirée ni courtisée. Une petite veuve doit passer son chemin invisible comme la misère. Mais Jésus la voit. Jésus l’apprécie. Jésus la bénit.

En sortant tous ensemble, André, regarde par dessus son épaule et nous surprend par une envolée lyrique, « Maître regarde ce Temple, quelles pierres, quelles constructions ! »
La réponse de Jésus claque, lui remettant les pieds sur terre, « Tu vois ces grandes constructions ! Il ne restera pas pierre sur pierre, tout sera détruit. »
Mon cœur s’arrête, accablé par cette destruction annoncée. Une immense colère m’étrangle. Je suis indignée en pensant à l’obole de la veuve ; quelle folie d’avoir donné le peu qu’elle a pour entretenir cette grandeur vouée à disparaître ! Ce matin même, Jésus a réprouvé ceux qui dévorent les biens des veuves ! Le Temple avec ses prêtres, ses sacrifices, son trésor et ses intrigues n’a sûrement pas besoin des contributions si insignifiantes et si durement payées que celle de la veuve. Je comprends que ce n’est pas la destruction du temple qui m’accable mais l’écrasement de la veuve. Ce n’est pas la destruction du temple qui pèse sur mon cœur mais ma peur pour cet homme qui voit les veuves invisibles et accuse d’hypocrisie ceux qui les accablent. Comment penser que ceux qui n’aident pas les petites veuves laisseront dire Jésus ? Qui pourrait arrêter Jésus de dire tranquillement ce qu’il a à dire ? Qui changera le fait que les hommes de pouvoir n’aiment pas être traités d’hypocrites ?

Tout sera détruit, ces paroles résonnent dans ma tête, mais curieusement en écho j’entends d’autres : le Royaume de Dieu. Il n’ y a pas si longtemps quand on a voulu empêcher les enfants de déranger Jésus, il a dit, « qui n’accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n’y entrera pas ». La perspective de Jésus est singulière. Il a cette curieuse habitude de retourner nos certitudes et nos habitudes de pensée. Le voile qui enserre mon cœur se desserre et se relâche. Je respire à nouveau. Jésus n’annonce-t-il pas tant une destruction qu’ une espérance ? La perspective d’un retournement, d’un redressement, d’un renouvellement ne nous fera pas de mal. Laissons tomber ce Temple qui a fait son temps ! Laissons dégringoler ces pierres qui nous enferment ! Mettons le Temple sens dessus-dessous afin de bâtir, à l’endroit, du nouveau qui ne sera ni pétrifié, ni aveugle, ni doré. Construisons comme une espérance une nouvelle maison : une maison comme une arche prête à voyager sans relâche et comme une tente qu’on pourrait élargir à souhait. Comment ne pas souhaiter cette maison pour le Royaume, où personne ne passe inaperçue, où chacune a sa part !

Irène Giovanni, mars 2023

Documents à télécharger

Revenir en haut