Peut-on démêler l’imbroglio des réactions provoquées par la scénographie du « Festin des dieux », lors de la cérémonie d’ouverture des JO, sans tomber dans des réactions affectives ou idéologiques ? Trois niveaux sont à prendre en considération :
a) Le dernier repas de Jésus,
b) La « Cène » de Léonard de Vinci,
c) La scénographie de l’ouverture des JO.

La question soulevée est : Est-ce que c) reproduit b) qui reproduit a) ? Reproduire ou parodier, telle est surtout la vraie question. À en croire certains, c) serait une parodie de b), de la « Cène » de Léonard. Ce qui serait un scandale, puisque b) serait une reproduction de a), la Cène de Jésus. Mais est-on sûr que b), l’œuvre de Léonard, est vraiment une reproduction de a), la Cène de Jésus ? Répondre « non » à cette question modifierait bien des réactions.
Nous ne pouvons que répondre « non » à la question posée. En effet la « Cène » de Léonard n’est pas la Cène de Jésus. Le mot « Cène » attribué à son tableau n’est pas approprié, il nous induit en erreur. Nous croyons y voir et y entendre Jésus prononcer les paroles de l’institution de l’Eucharistie « Ceci est mon corps… » et le voir y rompre le pain. Mais il n’en est rien [1]. Du pain, certes il y en a, mais réparti sur toute la table. Bien sûr cette scène est une allusion figurative au repas pascal, mais à l’un seulement de ses aspects, nullement une allusion à ce qui en fait la source et le sommet de l’identification chrétienne : l’Eucharistie. Nous assistons dans le tableau de Léonard aux réactions gestuelles et aux mimiques des Douze, juste après que Jésus a annoncé que l’un d’entre eux allait le trahir. Des paroles qui sèment la zizanie, tout au moins la stupéfaction. Nous assistons à un débat, à des réactions véhémentes où s’expriment des caractères bien typés. Jésus les laisse réagir. Il se tait, dubitatif, partagé, troublé intérieurement (Jn 13, 21), une main ouverte, l’autre crispée. C’est une scène de division, une scène chaotique de réactions et d’émotions, nullement celle d’un partage du pain et du vin, tout l’inverse de ce que l’on croit spontanément, par habitude. La « Cène » de Léonard est une réécriture des textes, une interprétation, elle n’est pas « Parole d’Évangile ».
En effet, que de violences dans cette mise en scène sortie de l’imagination de Léonard ! En fait les convives ne sont pas à la fête. Où est-il dit dans les récits du Jeudi-saint que Judas a posé une bourse de pièces de monnaie sur la table, qu’il y a renversé le sel et que Pierre a déjà ostensiblement sorti une étonnante épée, courbe et courte, bien visible sur la table ? D’ailleurs étaient-ils vraiment tous assis, à une table ? La « Cène », dite de Léonard, n’est pas la sainte Cène au sens où elle ne relate pas à proprement parler l’Eucharistie. Ici « Cène » et « Eucharistie » ne sont pas synonymes, même si, par conviction et convention populaire, nous avons fait de ce tableau une sorte de totem intouchable.
L’aurions-nous tellement sacralisé, par obnubilation liturgique et sacrificielle, qu’il serait devenu une image pieuse, jusqu’à ce que nous ne soyons plus capables de le comprendre simplement pour ce qu’il est ? Pourquoi d’ailleurs l’appeler encore « Cène » alors qu’il y est surtout question de trahison dans la communauté et de violences dans l’image ? Notre erreur est de considérer cette « Cène » comme un tableau sacré, comme une image sainte, ayant reçu ses lettres de noblesse canoniques.
La « Cène » de Léonard, éminemment classique au niveau artistique (image culte !), est devenue emblématique, iconique de la foi chrétienne, reléguant dans l’ombre d’autres mises en scènes du dernier repas de Jésus, certaines plus strictes, d’autres apocryphes voire anachroniques avec des hosties et des communions sur la langue. En tout cas la « Cène » de Léonard s’est nichée dans les consciences et fait force de foi ; alors qu’à y regarder de près son thème n’aborde que de loin, par glissement, l’événement clef du Jeudi-saint. Les concepteurs de la scénographie des JO, même s’ils avaient voulu singer la « Cène » de Léonard, n’auraient pas pu singer le cœur du repas pascal, puisque contrairement à ce que son nom laisse supposer, la « Cène » de Léonard n’est pas une Eucharistie.
Comment serait-il alors possible de s’insurger contre la scénographie des JO, en affirmant qu’elle serait sacrilège, blasphématoire, que le Christ y serait travesti, l’Eucharistie profanée ? Jusqu’à faire circuler un bus dans Paris dénonçant une attaque contre les chrétiens, voire jusqu’à faire dire des messes de réparation ? Des réparations pour satisfaire qui et par quelle monnaie d’échange ? Pourquoi s’offusquer d’une scénographie qui en aucune manière ne concerne le cœur de la pratique des chrétiens ? Toute image, y compris chrétienne, ne pouvant jamais être identifiée avec la réalité qu’elle représente. Rappelons-nous Magritte : « Ceci n’est pas une pipe » ! Le débat suscité par « Le festin des dieux » nous incite plutôt à un retour à la case départ : aux simples paroles et gestes de Jésus. Il nous provoque à redonner la priorité à « l’entendre » avant « le voir », au poids des paroles et non au choc des images. Il nous conduit à obéir à la Parole qui s’écoute, qui s’échange et se met en pratique « Faites-en de même ! » et non à l’image qui s’impose aux sens et aux émotions, nous empêchant de mettre à plat nos propres réflexions et raisons de croire.
Remisons alors la « Cène » de Léonard au catalogue des images pieuses et mythiques qui nous égarent ! En christianisme la seule image réelle, mais surtout vraie, de la Cène ne sera jamais une image à plat mais une communauté vivante, célébrant l’Eucharistie pour actualiser la Cène de Jésus. La foi chrétienne est religion de la Parole, du Verbe, d’une intelligence active. Elle ne peut être circonscrite à des images figées, sa vérité ne peut être chosifiée, encore moins prisonnière d’œuvres artistiques. Et lorsqu’il arrive que des images surviennent, elles n’apparaissent la plupart du temps que dans le cadre d’une analogie, d’une métaphore, d‘une parabole, jamais à prendre au pied de la lettre, au risque sinon de se retrouver au pied du mur d’une foi idéologisée. La seule œuvre d’art christique vraie ce sont des femmes et des hommes debout, partageant concrètement leurs existences à la table de l’humanité, un tout autre festin que celui des dieux.